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Le crash du chantier de la réforme des retraites ...

 

En ce qui aurait dû être une trêve et qui se trouve être une grève, le temps est venu de dresser un premier état des lieux d’une réforme qui, accédant à la lumière après un long cheminement souterrain, est parvenue en quelque mois à fédérer contre elle nombre d’oppositions, et des plus diverses, jusqu’à perturber le déroulement de la période des fêtes de fin d’année si chère au cœur des Français. Il a été dit et annoncé tant de choses et leurs contraires en si peu de temps qu’il est difficile de dresser un constat apaisé de la situation actuelle, qui ressemble plutôt encore à un chantier en cours d’approvisionnement qu’à un bâtiment dont la construction progresse normalement sur des fondations fermement établies. Et il faut bien reconnaître que les axes qu’emprunte la réforme sont tellement évolutifs, les désordres et contre-ordres tellement généraux, qu’on a quelque peine à s’y retrouver entre ce qu’on pourrait appeler l’assise des axes fondateurs et le pilotage de la réforme elle-même.

 

I – DES AXES FONDATEURS MAL ASSURÉS

On percevait à l’origine une certaine logique, une certaine cohérence dans le rapport de préconisations publié par le hautcommissaire à la réforme des retraites, dont la publication courant juillet a été accueillie dans une sérénité relative. Mais ce ne fut que le calme avant la tempête, comme si les vacances avaient permis à chacun de "bosser" le sujet et d’arriver à la rentrée avec des idées bien arrêtées, les plus extrémistes consistant à dynamiter la réforme, les autres à y ajouter tant de transitions et tant de conditions que le projet d’origine apparaît comme quasi désarticulé, sinon vidé d’une bonne partie de sa substance. Qu’on en juge plutôt :

01 – À quoi ont véritablement servi ces deux ans de préparation, d’auditions, de discussions, de concertations et de négociations, alors que peu après la publication du rapport Delevoye, le président de la République lui-même annonce que rien n’est encore fait et que tout ou presque est négociable ?

02 – Certes le pouvoir proclame toujours à cor et à cri le principe d’un système universel avec la fin des régimes spéciaux, mais on voit bien qu’au fil du temps, au fil des grèves, ces régimes pratiquement tous publics parviennent à maintenir, sous forme de transitions déraisonnables et ou de compensations fort onéreuses, l’essentiel des avantages qui étaient les leurs. Les capitulations en cours sont alarmantes et elles ne cessent de faire des accrocs, voire d’énormes brèches, dans une universalité de façade qui n’abuse plus personne. Car le régime risque surtout de ne demeurer universel que pour tous ceux qui - dans le secteur privé notamment - ne disposent pas d’un pouvoir de nuisance suffisant pour faire plier le Gouvernement.

03 – Comment d’ailleurs ne pas se demander si cette approche universelle vendue comme permettant une mutualisation générale des recettes et des dépenses de retraite ne vise pas tout simplement à faire supporter aux régimes privés, qui sont excédentaires ou à l’équilibre, le renflouement éreintant de régimes publics lourdement déficitaires, tant à raison de leur coefficient démographique défavorable que des largesses du pouvoir vis-à-vis soit de ceux qui le servent, soit de ceux qui s’en servent ?

04 – Nulle part, le rapport Delevoye, ni le gouvernement n’expliquent comment le nouveau régime voué à l’équilibre sous couvert de la règle d’or va parvenir précisément à combler le trou annuel des déficits des régimes publics qui, rien que pour la fonction publique d’État, tutoie les 40 milliards d’euros, auxquels il faut ajouter 5 ou 6 milliards pour la soif des autres régimes spéciaux, SNCF, RATP et Énergie en tête.

05 – Les nombreux et généreux reports dans le temps distillent un doute énorme sur la valeur et la qualité intrinsèque de la réforme, car enfin si elle est aussi juste et aussi bonne que le prétendent ses promoteurs, pourquoi tergiversent-ils tant à l’appliquer en venant d’un coup de reculer sa mise en oeuvre de 12 ans pour le régime général et jusqu’à 17 ou 22 ans pour les régimes spéciaux les plus remuants ?

06 – Comment peut-on être sûr de l’intangibilité dans le temps d’une réforme dont les dernières cohortes actuelles boucleront leur parcours en 2047, en exposant son terme sans coup férir à pas moins de 5 échéances législatives, dont on a du mal à penser qu’elles puissent toutes s’inscrire fidèlement dans la ligne de la majorité actuelle et vouloir conserver pieusement nombre de dispositions controversées arrachées au forceps ?

07 – Tout le monde a compris que pour satisfaire Th. Piketty et la CFDT, le nouveau régime se déclinerait par points. Mais cela a provoqué une telle confusion et la pédagogie du pouvoir a été tellement mauvaise que certains se demandent en toute bonne foi si ce nouveau mode relève de la répartition ou de la capitalisation. Et le problème majeur reste que le pouvoir ne fait pas de distinction claire entre les valeurs fort différentes de ce point selon qu’il est s’agit de son acquisition (la cotisation) ou de son service (la pension). De toute manière, elles demeurent l’une comme l’autre largement fuyantes et les Français n’ont sur ce sujet toujours pas les garanties ni les explications qu’ils attendent.

08 – L’enveloppe-plafond de 14% du PIB n’est toujours pas définie dans son principe, ni détaillée dans son application, et encore moins dans sa répartition, alors que nul ne sait présentement si la croissance suffira à couvrir, outre l’inflation, l’afflux de nouveaux retraités dont l’effet de noria accroîtra inéluctablement les coûts. Rien n’est dit non plus de la manière dont cette règle sera observée et contrôlée entre les différentes parties prenantes, dont dès à présent certaines manifestent beaucoup plus d’appétit que d’autres. Sans compter la difficulté de gérer d’interminables transitions qui obligeront à suivre à l’intérieur de l’enveloppe (ou des enveloppes de détail) des cohortes extrêmement diverses entre les seniors anciens et hors réforme, les actifs les plus jeunes entrant de plain-pied dans la réforme, les actifs "medium" dont la carrière et les droits seront à cheval avant/après la réforme jusqu’en 2037, puis les actifs "réfractaires" enfin qui auront réussi à faire encore reculer de 5 ou 10 ans cette échéance. Inutile de dire que la clarté et la simplicité promises ne sont certainement pas pour tout de suite !

09 – Nulle part, le pouvoir d’achat des retraités n’est véritablement garanti et d’ailleurs le rapport Delevoye ne vise expressément dans son chapitre 7 que la garantie du "niveau de vie" des retraités, dont tous nos lecteurs savent combien il diverge de l’évolution stricte des pensions . Le rapport entretient coupablement d’ailleurs – comme on l’a vu - la confusion entre la valeur d’acquisition (cotisation) et la valeur de service (pension) du point en évoquant génériquement la revalorisation des retraites, l’inflation valant règle par défaut. Mais le conseil d’administration de la future Caisse nationale de retraite universelle aura la faculté "d’ajuster la revalorisation des retraites à la situation du pays", ce qui veut dire en clair que par la loi de financement de la Sécurité sociale le Parlement pourra chaque année faire ce qu’il veut de la valeur des points, qu’ils soient d’acquisition ou de service. Raison de plus pour les retraités d’exiger que l’indexation du pouvoir d’achat de leurs pensions sur l’inflation soit actée dans la Constitution, sinon il y a fort à craindre que, grâce à la versatilité législative, l’argent des retraites ne serve usuellement de variable d’ajustement à un État rigoureusement incapable de maîtriser sa dépense et qui laisse ostensiblement filer sa dette!...

10 - La réforme évite soigneusement de poser la question de la représentation officielle des 17 millions de retraités exclus comme des malpropres de toutes les institutions de la République dédiées aux retraites (notamment : Conseil d’orientation des retraites, Comité de suivi des retraites et Réforme des retraites et prochaine CNRU), ainsi que de la plupart des caisses de retraite actuelles qui , pour les plus généreuses, ne leur réservent que deux ou trois strapontins dans des conseils d’administration qui comptent 20 administrateurs et plus. Tout en ne dédaignant pas de recevoir le plus important des fonds de pension américains, la république macronienne persiste donc dans l’âgisme en piétinant sciemment l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et en parquant les retraités dans un apartheid aussi odieux qu’indigne, qui fait des 30 millions d’actifs et des employeurs les seuls interlocuteurs attitrés des pouvoirs publics.

11 – On s’aperçoit que, chemin faisant, la question du sort des quelque 170 milliards de réserves constituées notamment par certaines caisses libérales et quelques autres caisses privées reste en suspens, en éveillant l’appétit malsain d’un État qui ne sait en réalité comment boucler financièrement sa réforme. Les jours fastes il jure ses grands dieux de ne pas y toucher, les autres il les verrait bien tomber dans son escarcelle, sans aucun égard ni respect pour ceux (cotisants et retraités) qui les ont financées. Il envisage même de récupérer plus de 70 milliards d’euro de l’Agirc pour permettre à la CNRU de continuer à assumer les engagements antérieurs des cadres issus de cotisations à 27% basées sur un plafond mensuel jusqu’à € 27 000, quand les nouvelles règles ne procureront plus de cotisations sur les sommes excédant € 10 000 hors la contribution de 2,81% que les cadres paieront sans contrepartie pour eux. Quant à l’argument de très mauvaise foi invoqué par le pouvoir, qui consiste à exiger des seules caisses les plus vertueuses la représentation de leurs engagements futurs, on ne voit vraiment pas pourquoi, puisque l’on mutualise tout, l’État lui-même ne se plierait pas à cette norme prudentielle en apportant au fonds de réserve tous les capitaux nécessaires – pas moins de 2 000 milliards semble-t-il - pour couvrir l’impressionnante série de déficits qu’il se prépare à asséner à la future CNRU au titre des régimes spéciaux.

12 –En y regardant de plus près, la conception et la gouvernance de cette CNRU correspondent à un parfait trompe l’œil. La CNRU n’est là que pour dissimuler sous un leurre démocratique une institution fantoche et sans véritable pouvoir. En effet, les multiples recommandations de ses multiples organes (conseil d’administration, assemblée générale, conseil citoyen et même – in fine - avis du comité d’experts) seront entièrement entre les mains de la majorité parlementaire en place, toujours docile envers un gouvernement fort.

13 – Nul n’a encore osé chiffrer et surtout publier le coût de ce qu’on appelle pudiquement les avancées des syndicats et qui sont en réalité autant de reculs d’un État incapable de respecter une enveloppe, incapable de préserver un équilibre et dont la profonde lâcheté budgétaire n’a d’égal que la puissance de nuire de son interlocuteur. Deux exemples : malgré les critiques continues de la Cour des comptes, on ne retranchera rien à notre contrôle aérien, le plus dispendieux d’Europe, tout comme en matière de chômage on a sanctuarisé l’incroyable régime des intermittents du spectacle. Chez nous, ce qui paye le mieux c’est l’abus, pourvu qu’il soit public. Et c’est probablement avec raison qu’au vu de tous ces passe-droits, l’économiste Perri dénonce une bombe budgétaire à retardement.

14 – Enfin la gouvernance juridique et le contrôle des comptes semblent si peu préoccuper les auteurs de la réforme qu’ils n’ont tout simplement pas songé à indiquer qui précisément assurerait la présidence et la direction du futur établissement public et qui assumerait la certification des comptes. Pour cette dernière, sans doute les promoteurs de la réforme pensent-ils tout naturellement à la Cour des comptes. Mais le secteur privé peut exprimer de solides réticences à voir ces quelque 325 milliards d’euros, dont la plus grande partie sont les siens, contrôlés par un Commissaire aux comptes tout entier inféodé à l’Etat. Les deux derniers présidents de la République issus de ses rangs n’ont pas brillé dans la maîtrise et la gouvernance des comptes publics, c’est le moins que l’on puisse dire. Confier à un contrôleur exclusivement public la certification des comptes de la CNRU, c’est tout simplement confier au renard la garde du poulailler. D’autant plus que l’audit de la rue Cambon n’a pas vraiment réussi jusqu’à présent à enrayer les dérives les plus flagrantes d’un État qui, sûr de son impunité, n’en fait depuis des décennies qu’à sa tête, en gaspillant toujours plus d’argent public. C’est pour cette raison que, pour ce qui sera de loin la plus importante comptabilité de France à capitaux très majoritairement privés, il serait judicieux de panacher contrôle public et contrôle privé, contrôle national et contrôle international, au sein d’une structure spécifique d’audit qui, par le croisement des nationalités, des origines et des compétences, établirait un audit complet et indépendant en pleine conformité avec les normes internationales. Un audit qui garantirait aux cotisants comme aux retraités la parfaite étanchéité des comptes de l’établissement par rapport à ceux de l’État. Ces derniers doivent demeurer strictement dans la sphère de la solidarité, ainsi que dans la subvention d’équilibre des régimes spéciaux, normalement vouée à disparaître. Et peut-être, pour éviter des dérives telles que celles du Crédit Lyonnais ou plus récemment d’Areva, ou encore des interférences intempestives (du type de celles qu’on a déjà relevées avec la privatisation d’EDF dans l’assurance-vieillesse), serait-il bon que l’actuel régime, assez inefficace, de la responsabilité publique, soit remplacé par les règles commerciales, sociales, comptables et pénales qui s’appliquent aux sociétés de droit privé, à leurs comptes et à leurs dirigeants.

 

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